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Un regard français...les yeux fermés

  • Photo du rédacteur: I Steen
    I Steen
  • 22 juil.
  • 4 min de lecture

Aujourd'hui, je voulais partager quelque chose avec vous… mais chut ! Ne le répétez à personne. Il est souvent mal vu de parler des aspects négatifs du Japon quand on y réside (même quand on y réside pas en fait). Je ne vais pas m’attarder là-dessus. Disons seulement que les Français adorent le Japon, ils en sont fous. Et quand on a les œillères de l’Amour, il est difficile de voir les mauvais côtés de l’être aimé.

Une voix étrangère sous-titrée

Régulièrement, des entreprises japonaises ou des régions me contactent, car elles désirent avoir "un œil français" sur leurs projets. C'est flatteur, et sur le papier, cela semble parfait : apporter ma perspective culturelle, mon style d'écriture, ma façon d'aborder les sujets et les partager avec des lecteurs français avides de découvertes sur le Japon.

Mais voici où les choses deviennent frustrantes. Mon "regard français" tant recherché, une fois couché sur papier, se heurte alors, 9 fois sur 10 à une censure sauvage. 

Les entités japonaises avec lesquelles j’ai travaillé avaient toutes des attentes très spécifiques quand contenu final. Ce qu’elles voulaient c’était un texte lisse, positif, sans nuance...



Une Française donnant son avis sincère
Une Française donnant son avis sincère

Il est déjà préoccupant de demander à un journaliste – et non à un attaché de presse – de taire les défauts, les interrogations, les doutes ou les faiblesses d’un projet. Mais n’est-ce pas encore plus grave de lui demander de mentir ?


Sans rentrer dans les détails, j'ai vécu des situations où mes angles d'approche, mes références culturelles ou même mes choix de vocabulaire étaient systématiquement réorientés. L'exemple le plus parlant ? Un acteur du monde de la culture japonais m’avait demandé un article pour faire la promotion d' un lieu d’exposition mettant en valeur l’univers de leurs films.

Dans mon texte, je soulignais combien ce type de films avait “bercé notre enfance”. Rature immédiate et remarque glacée : “il est totalement faux de parler de films d’enfance, puisque les films de ce créateur sont toujours produits aujourd’hui”. J'ai essayé de leur répondre que c'était un sentiment partagé par beaucoup de français et loin d'être quelque chose de négatif. Mais j'étais face à un mur.

Pire, lors de ce même projet j’avais indiqué que le prix de plusieurs espaces à visiter s’ajoutait au prix d’entrée général de l’exposition. Bim ! Rayé ! Pas question de mentionner ça. Ok… mais sans mentionner le véritable prix, le risque est de s’attirer la déception et même la colère des visiteurs étrangers, venus de loin pour profiter de l’attraction.


Où était donc passé mon “regard français” tant attendu ? Où était passé même le travail journalistique ? L'objectivité ? Tout avait disparu de la copie, gommé par les réécritures faites par des intermédiaires zélés et complètement obtus.


Un seul angle de vue ?
Un seul angle de vue ?

Après des mois de corrections/modifications (de leur part), j’ai abandonné la lutte et accepté de valider le texte final et son parfum de propagande... à la condition d’y apposer la mention “publireportage”.


Vous vous dites surement : "bon, ne pas avoir le droit de qualifier un film de film d'enfance ou ne pas mentionner des prix supplémentaires n'est pas bien grave. On ne parle pas de politique ici, de taux de participation aux élections ou de chiffres des violences faites aux femmes."


Vous avez raison. Je pourrais en rester là et me dire que c’est une expérience qui m’est propre. Mais cette expérience, je l'ai vécue à de multiples reprises. Je l’ai aussi partagée avec plusieurs collègues journalistes, francophones ou anglophones. J’ai recueilli à mon tour des témoignages similaires. Cette façon de censurer est omniprésente au Japon et bien loin de concerner seulement les magazines de tourisme ou des articles culturels. Elle concerne des médias japonais "indépendants" généralistes qui traitent de sujets "économie" et "politique". Elle concerne de nombreuses entreprises des milieux culturels. Certaines que vous connaissez très bien et qui ne s'en cachent même plus. Je suis sûre que, vous aussi, vous avez déjà entendu parler de cette soif de contrôle absolu. Si je vous dis "Nintendo" ?


En résumé, lorsque j’ai commencé à collaborer avec des Japonais, je n’imaginais pas me lancer simultanément dans l’art du cirque. Pourtant, j’ai rapidement dû apprendre à jongler habilement entre ma déontologie journalistique, leur désir de s'adresser à un public international et leur besoin quasi obsessionnel de contrôler, jusqu’à la moindre virgule, le message destiné au grand public.


Une étrange sensation

C'est une sensation inconfortable que je redécouvre à chaque projet : celle d'être utilisée comme une caution française. Un tampon "made in France" apposé sur du contenu 100% japonais. Mon nom, ma nationalité, ma signature figurant au bas d'un texte qui ne reflète plus vraiment ma voix. Au Japon, est-ce que le “regard étranger” n’est rien d’autre qu’une étiquette marketing ?  Comme je le disais, ce problème de liberté ne se limite pas seulement à la presse. Voix de doublages ou autres travailleurs ont relatés des expériences de travail au Japon complexes et absurdes, sans oser les critiquer ouvertement de peur de perdre un contrat ou un emploi stable.

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Attention, je tiens tout de même à souligner que, si ces entreprises japonaises payent une prestation et annoncent clairement leur volonté de faire de la publicité, elles ont alors parfaitement le droit d'avoir leurs exigences. Il ne dépend que de moi de me prêter au jeu. Le problème est plus grave lorsqu'il vient d'articles qui ne se déclarent pas comme des prestations payées (la majorité en vérité), mais comme des articles rédigés librement par un journaliste. J'ai un exemple en tête. Il concerne la mise en avant d'un projet national d'investissement dans la région de Fukushima, touchée par la catastrophe nucléaire de 2011. Même si sur le terrain, la journaliste avait constaté diverses aspects négatifs, l'article fut réorienté et par son éditeur pour assurer une narration avantageuse dans le but revitaliser la zone.


Au final, faute de trouver cette transparence initiale côté employeur, ces expériences m'ont appris à être plus claire dès le départ sur ce que je peux/veux et ne peux/ne veux pas faire. Parfois, je suis davantage dans un rôle de rédactrice que de journaliste, c'est important de le reconnaître et d'être transparent avec les lecteurs. Ces expériences m'ont aussi permis de me confronter directement à la question de la liberté de la presse et de réaliser son importance, peut importe dans quel pays on exerce.


Voilà pour cette petite réflexion de coulisses.

Avez-vous déjà vécu ce genre de situation dans votre domaine ?



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